De la dissonance

Entre être aliénée les yeux fermés, et être aliénée les yeux ouverts, sans hésitation je choisis la deuxième option. La conscience féministe est irréversible et pour rien au monde je ne changerai cette évolution. Mais parfois, la tâche me paraît si énorme que je me sens assaillie par le désespoir. 


Etre aliénée les yeux ouverts apporte la solitude. Où que j’aille, quoi que je fasse, chaque mot, chaque film, chaque bâtiment, chaque rue, chaque église, chaque réunion, chaque journal me rappelle que ce monde est bâti sur la haine, le viol et le massacre des femmes, la domination de la vie et la nécrophilie. Parfois je voudrais crier ou pleurer de rage, parfois je voudrais tout déchirer, casser. Pas une journée ne passe sans que je lise, voie, entende, la haine des femmes, des femmes qui ont été massacrées, les femmes violées, battues, déshumanisées, colonisées, occupées, possédées. La terre détruite, suffoquée, souillée. Vivre avec cette conscience rend seule. C’est comme être témoin chaque jour d’une guerre qui se déchaîne mais d’être contrainte ensuite, jour après jour, de retourner à la vie civile, une espèce d’irréalité cotonneuse où le monde continue à se mouvoir imperturbablement, mécaniquement, aveugle à cette guerre qui broie sous leurs yeux. J’aimerais crier l’occupation mais personne ne m’entend, ce calme mort est assourdissant. Personne ne semble comprendre ce que je vois, personne ne semble voir ce que je perçois, qu’ils sont dedans, eux aussi. je suis comme dans une cage qui me sépare du monde, qui étouffe mes mots, les cris et la tourmente se dissolvent sur l’écran, j’ai beau gesticuler rien n’atteint l’extérieur. 

Je ne peux ignorer ce que je vois, ce que je ressens, respire, ce qui m’envahit. Tant ce poison est omniprésent. Tant le décalage est immense. C’est ça la dissonance. La dissonance du quotidien, de chaque instant où je ne peux dire la violence que je vois, où ressentir cette violence est une violence et ne pas pouvoir le dire, la peur de le dire – des représailles, de l’exclusion, d’un isolement plus grand encore – c’est une violence. Puisque la colère ne peut sortir, la violence reste dans mon corps, dissocie mon esprit. 

Il n’y a pas de vacances au féminisme, pas de vacances du patriarcat. Au mieux, le patriarcat peut être réduit à un bruit – un bourdonnement irritant et continu, au pire, c’est un hurlement qui te transperce au fond du coeur. Fuir ou feindre de l’ignorer est inutile, ne fait qu’accroître la dissonance. Mais rester dans le monde est parfois insupportable. Je n’ai qu’un seul choix: avancer, coûte que coûte, et avancer je ferai toujours. Et plus j’avance, plus je dé-couvre la fumisterie des patriarches, plus la route se fait seule, plus les mondes se désintègrent, plus la solitude se fait grande. Il y a des jours optimistes, et il y a des jours pessimistes. Aujourd’hui est un jour pessimiste.

J’ai des amies très chères avec qui je peux partager ce que je ressens. Une famille qui me soutient. Je vis dans des conditions confortables, je travaille pour moi, plus ou moins selon ce qui me convient. Il n’y a pas d’homme qui me vampirise au quotidien, je dédie mon temps entier aux femmes et au féminisme. Je suis éduquée, je ne suis pas visée par le racisme. Il y a des blogs et des forums où je peux m’exprimer librement. Des livres de prédecessoeurs qui illuminent mon chemin. Tout cela m’apporte du baume au coeur. C’est sûrement ce qui me préserve de la folie ou de sombrer dans un désespoir sans fin. J’ai de la chance, beaucoup de chance. Ma soeur, qui venant de la même famille pourrait pourtant bénéficier des mêmes libertés, n’a pas cette chance. 


Tout ceci m’amène à croire que quels que puissent être les avantages individuels, privilèges de naissance et conforts matériels d’une femme, le degré zéro de l’aliénation des femmes reste cette aliénation déchirante du quotidien, cette dissonance continuelle et la solitude de savoir que la société te hait au plus profond de toi-même. 
Tout ce que nous pouvons espérer est de continuer à travailler à créer un autre monde, résolument vers notre révolution. Je souhaite qu’elle soit douce, et que nous vivions dans un monde doux. 
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3 commentaires pour De la dissonance

  1. Anonymous dit :

    C'est exactement mes ressentis, jusqu'à ce qu'on arrive au § « J'ai des amies très chères »…
    Là ça se gâte, pour moi ! :op Et toute la suite n'est pas mon cas non plus. C'est d'ailleurs étonnant, féministes, yeux ouverts, on semble être parsemées un peu partout, indépendamment des conditions extérieures, des parcours de vies de chacunes, plus ou moins isolées dans des parallèles qui ne se croisent pas.

    Je me suis souvent demandé « mais c'est moi qui ait un problème? Moi qui exagère? ou ce sont les autres qui ne voient désespérément rien ?! »

  2. Anonymous dit :

    Merci, tu exprimes bien ce qu'on ressent quand on vit sans œillères…mais je préfère voir ce qui se passe plutôt que d'enfoncer la tête dans le sable.
    Après tout, dans le sable non plus, on ne vous entend pas crier. :/

    Lora la Rate
    http://loralarate.lezspace.info/

    (Comment ça, »Veuillez prouver que vous n'êtes pas un robot »?
    Il est très malpoli, ton blog. 😉 )

  3. A. Ginva dit :

    Merci pour tous tes commentaires!
    De rencontrer des femmes avec qui on peut échanger et s'exprimer et enrichir nos points de vue, c'est vraiment bénéfique. De savoir qu'il y a d'autres personnes qui ressentent les choses comme nous, que l'on n'est pas les seules, fait que l'on ne se sent pas folle! C'est super important. C'est ce qui donne notre force, car il serait beaucoup plus facile de déréaliser ce que nous vivons.

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