Je dois dire qu’en tant que cinéaste, Céline Sciamma a un talent et une qualité de filmer exceptionnels.
Mais… Ce film est une déception, d’un point de vue féministe. Je ne suis pas non-plus surprise, dans la mesure où j’avais vu le film « Tomboy », qui en fait présente les mêmes problèmes que pour le film « Bandes de filles », puisqu’elle y réutilise les mêmes procédés d’image et de narration simplement qu’elle a troqué le cadre, le lieu, les personnes, le contexte socio-culturel avec un autre.
Avant de poursuivre, je voudrais simplement dire que ma critique n’est absolument pas contre le travail de Céline Sciamma en tant que tel mais sur l’approche filmique où pèse fortement le point de vue du dominant, au détriment d’un point de vue gynocentré (centré sur les femmes). Cette critique s’applique évidemment sur 99,99% des films qui sont évidemment bien pires que celui-ci, mais la raison pour laquelle j’ai choisi d’écrire sur ce film en particulier est parce qu’il est présenté comme film féministe, et je voudrais émettre plusieurs bémols sur ce point, et aider à comprendre pourquoi en soi filmer des femmes marginalisées n’est pas nécessairement féministe.
Des femmes absentes d’elles-mêmes :
Son film demeure rivé à la surface de ses personnages, c’est à dire à l’apparence qu’elles prennent et les comportements sociaux qu’elles adoptent dans un contexte donné. Le sujet, en fait, ne sont pas les quatre filles de la bande, mais la « performance de genre », le travestissement changeant entre masculin et féminin… J’en dirai davantage sur l’idéologie derrière le concept « d’identité de genre » défini comme une « performance », pour l’instant je reprendrai simplement ce terme avec des guillemets.
Ça donne, d’abord, un film sans sujet (en tant que sujet humain), puisque le sujet du film (le thème) n’est pas une ou des personnes ainsi que leur histoire mais cette entité indéfinissable qu’est la « performance de genre ». C’est à dire que les femmes du film ne sont pas sujets mais simplement des véhicules, des courroies pour ce sujet central qui est la transformation d’un ensemble de choix vestimentaires, de maniérismes et de comportements donnés à un autre, changeant en fonction de « l’identité de genre » choisie. En tant que véhicule à « performance », les quatre filles sont interchangeables, toutes les mêmes. On aurait pu voir d’autres filles, dans d’autres tours, ça aurait été le même film.
C’est donc un film d’un point de vue dissocié, sur des filles anesthésiées. On est données à voir des femmes absentes d’elles mêmes, puisque cette non-entité (la « performance de genre ») fait écran entre noues et elles, entre elles et elles. Cantonnées dans une observation extérieure, on reste spectatrices de manifestations qui ne leur appartiennent pas, qui leur sont plaquées par les dominants (les hommes de leur groupe d’une part, et les hommes blancs dominants d’autre part). Comme si l’on ne voyait que leur fantôme déambuler et que la seule réalité concrète c’est ces bouts de vêtements, de maquillage, de gestes, qui ne leur appartiennent pas vraiment. L’on n’entrevoit pas de volonté, pas de caractère propre en dehors de ces rôles qu’elles s’efforcent de jouer, si ce n’est la volonté de la personnage principale de passer de coquille en coquille. On a envie de secouer les femmes, qu’elles prennent vie, d’entrevoir leur humanité, leur résistance qui leur est sienne sous cette couche de stigmates qui les recouvre et enterre.
De fait, on en ressort avec un sentiment de vide.
Ce qui est montré sans être dénoncé, est soutenu :
Si l’on montre de la violence à l’encontre des opprimées (ou entre les opprimées) ou des clichés haineux sur elles sans les critiquer ouvertement, sans les placer dans le contexte d’oppression qui permet d’identifier les responsables de ces violences et contraintes, sans montrer les opprimées comme sujets (et non dissociés) ça revient à réaffirmer le point de vue du dominant sur ces violences.
Une collection de stigmates misogynes et racistes :
J’étais venue dans l’espoir d’en apprendre quelque-chose sur la vie de femmes en banlieue, un aspect de leur vie en dehors des représentations stigmatisantes (ou une moins une forme de résistance à celles-ci), de découvrir des femmes fortes : mais pour un film qui se veut réaliste, la seule chose que j’ai pu apprendre, c’est que les femmes noires en banlieue sont effectivement l’incarnation de tous les clichés sexisto-racistes qui leur sont attribués par les dominants : braillardes, en échec scolaire, bling bling, se battant avec d’autres femmes et s’insultant à la moindre occasion (misogynes), voleuses, racketteuses, ultra féminines ou ultra-masculines, écoutant de la musique forte dans le RER, imitant des logiques de gang des hommes, dont l’unique activité est d’aller à la défense, faisant des concours de hip hop, martyrisées par les hommes de leur quartier et de leur famille (il n’y aurait que dans les banlieues où les hommes seraient frontalement violents), prises dans des réseaux mafieux de drogue, faisant des enfants à 15 ans, et dont la mère travaille comme femme de ménage dans des grands bureaux ; toutes vivant dans des tours et des quartiers très très glauques sans aucune forme de vie et d’activité en dehors de ces représentations mentionnées ci-dessus (même pas de voisine qui dit bonjour, de mémé qui revient du Proxi du coin avec son cabas, que sais-je…).
Il n’y pas de dispositif dans ce film qui permet de dénoncer ces clichés, ne serait-ce qu’en montrant que certaines filles peuvent se vivre autrement qu’à travers les yeux du dominant, même pendant de brefs instants. Même avec le recul donné par les travestissements successifs que prend la personnage principale (de fille rangée à membre d’un gang de filles ultra féminin à victime/membre d’un gang d’hommes mafieux, où elle jongle entre travestissement féminin et masculin), c’est le travestissement féminin/masculin qui est sujet à transformation, et non les clichés et stigmates sur la réalité et la vie des femmes de banlieue en tant que telles, qui eux restent figés tout au long du film.
J’ai fortement le sentiment de voir un film ethnologique qui s’introduit dans une communauté que la réalisatrice ne connaît pas, qu’elle représente uniquement par le miroir stigmatisant que leur renvoie les dominants, par un prisme qui ne fait que renforcer leur altérité. Sans jamais vraiment leur donner la parole, sans remettre ces rituels dans un contexte socio-politique et sans les montrer en dehors de ces rituels.
La violence déréalisée :
En ce qui concerne la violence des hommes, bien que les hommes soient clairement identifiables comme « méchants » (sauf le petit copain de la personnage principale, où les rapports sont complètement érotisés) leur violence est montrée comme des fragments déconnectés de la vie des femmes, puisqu’en dehors de ces faits elles sont dans des modes de dissociation collective en enfouissant leur douleur dans des apparences préfabriquées, et aucun lien explicite n’est fait entre les deux « vies ». L’effet est assez schizophrène, et on n’a jamais accès à une forme de révolte, de haine ou de volonté de libération consciente, intentionnelle, formulée. Je trouve ce choix assez sadique envers les personnages et les femmes qui regardent : même si la colonisation psychique est effectivement une réalité chez toutes les femmes sous contrôle très fort, montrer des femmes tout le temps dissociées sans moyen de rompre cet effet de stupeur et de sidération que causent les violences, sans moyen de faire le lien entre les violences et ces comportements colonisés, sans instant de lucidité ou de conscience, ben… c’est dissociant. Ça ne fait que se greffer à notre propre dissociation, celle de faire comme si les violences n’existaient pas, de vouloir continuer à vivre comme si rien ne s’était passé, etc.
Je trouve aussi qu’il y a une fascination morbide à se cantonner sur les travestissements des personnages alors qu’elles sont en pleine détresse, qu’elles sont bombardées de toutes part et que les vrais enjeux de leur survie ne se jouent absolument pas dans ces détails vestimentaires mais dans les contraintes matérielles à leur autonomie. Comme si on filmait de près les transformations en surface d’une souris torturée dans un laboratoire, et que ce contexte de torture est complètement zappé. C’est déréalisant, ça fait à côté de la plaque : se focaliser sur les effets esthétiques de la violence sur les victimes c’est une façon de s’en dissocier.
Quant aux scènes des violences entre femmes, pas de remises à l’endroit… Ça fait mal à voir.
Encore une chose : comme par hasard, les seuls films diffusés dans les salles de France où l’on peut voir la violence frontale des hommes contre les femmes, c’est soit des films réalisés par des étrangères sur leur propre pays (qui sont d’ailleurs souvent excellents, je pense notamment à Wadjda ou Le procès de Viviane Amsalem), soit des films français se cantonnant sur des micro-groupes d’hommes opprimés en France (les mecs de banlieue), ou sur la violence d’un seul homme (un conjoint violent, un proxénète, un violeur… et d’autres hommes sont typiquement montrés comme sauveurs ou gentils). Dans les deux cas, ça n’attaque absolument pas le patriarcat français ou occidental dans son ensemble, ça va même dans son sens. Ce genre de films sont diffusés parce que ça efface tout simplement l’organisation globale et ultra hiérarchisée de la violence patriarcale. De plus, montrer certains oppresseurs du doigt et pas d’autres c’est diviser les femmes entre elles (certaines seraient des « vraies » opprimées et d’autres non).
La performance de genre, ou l’influence de la théorie queer sur les lesbiennes qui font du cinéma.
Pour finir, c’est quoi cette « performance de genre » que s’attache à filmer Céline Sciamma, d’abord ?
La performance de genre, c’est une idée qui vient des queers (des hommes gays) et des « études de genre », et qui a surtout été théorisé par Judith Butler, elle-même reprenant les théories postmodernes d’hommes gays tels que Foucault, Deleuze, qui sont des virils masculinistes de premier ordre. Toutes ces théories postmodernes sont des retours de bâton anti-féministes, survenus méthodiquement après le mouvement de libération des femmes.
La théorie queer sur le genre part du principe que les rôles assignés aux hommes et aux femmes seraient des identités changeables, transformables, quelque-chose avec lequel on peut « jouer », passer de l’un à l’autre comme on changerait une chemise. Le genre, en tant qu’identité, ne serait qu’une performance permanente, un déguisement et un ensemble de rituels qu’on jouerait. Ce qui est défini comme oppressant ne sont pas les hommes et leurs violences contre les femmes, mais le fait d’être assigné à un « genre » à la naissance et donc de ne pas pouvoir exprimer l’identité de genre quand on veut et comme on veut.
Cette vision est postmoderne parce qu’elle est individualiste, anti-féministe, anti-matérialiste (dénie les rapports d’oppression qui fabrique cette hiérarchie binaire et attribue la responsabilité de l’oppression à une question de choix individuel chez l’opprimée).
D’abord, les assignations à la caste des hommes ou des femmes ne sont pas interchangeables, puisqu’ils sont le produit d’une oppression qui se maintient par la violence. Quand bien même on déciderait individuellement de se couper les cheveux et s’habiller comme un homme voire de se couper les seins et les ovaires, cela ne noues donne pas pour autant accès aux pouvoirs et protections des hommes (pire, dans le cas où on se mutile le corps, ça ne fait que noues… mutiler). Le système d’oppression exclut par définition cette possibilité de changer de caste, puisqu’elle contraint le groupe opprimé à rester opprimé. Seule une libération collective et une destruction concrète du pouvoir des hommes à noues opprimer peut attaquer l’oppression patriarcale et notre assignation à la soumission sexuelle aux hommes.
De plus la féminité ne peut être une identité pour les femmes, quelque-chose de positif qui construirait notre subjectivité ainsi que notre appartenance à un groupe : au contraire elle anéantit notre être, noues isole des autres et rompt notre appartenance à l’humanité.
L’habillement « féminin » nous est imposé uniquement pour nous marquer en tant que caste inférieure dans l’espace public, et comme cible à agresser sexuellement (maquillage, voilement, couleurs et formes spécifiques pour les femmes) ; pour nous chosifier (vêtements qui mettent en étalage notre corps comme un ensemble de morceaux à être attrapés et chosifiés par les hommes ; soutien-gorge, etc) pour limiter notre liberté de mouvement, nous handicaper, nous priver de nos sensations et des protections au chaud, au froid et aux intempéries que sont sensés accomplir l’habillement (talons hauts, vêtements trop serrés, trop fins et trop courts, etc.) et pour susciter la haine et le dégoût de soi (industries cosmétiques basées sur la mutilation, la dévalorisation et la persécution).
Les rires et sourires nerveux chez les femmes, le fait de ne pas prendre de place, de se mouvoir de manière indécise et craintive, de parler avec une voix aigüe, d’avoir le regard dissocié, de chercher l’attention des hommes sont un ensemble de gestes et de manières qui sont obtenus par une succession de violences permanentes et quotidiennes des hommes, qui noues contraignent à adopter des comportements de soumission à eux, parce qu’on a peur de leur violence. Ces comportements sont liés au fait concret d’être opprimées par les hommes, et ne sont pas simplement le résultat d’une socialisation culturelle et identitaire.
Seule la virilité peut être définie comme identité en ce qui concerne les hommes, car elle est source de valorisation, les construit en tant que sujets inviolables et cimente leur appartenance au groupe dominant. Toutefois ce n’est pas cette identité en elle-même qui leur confère leur pouvoir d’opprimer mais la violence concrète qu’ils organisent contre les femmes et qui assure à chaque homme des privilèges, acquis et pouvoirs sur les femmes. L’identité ici sert à leur rendre cette violence socialement acceptable et à briser leur empathie pour leurs victimes. Qu’ils rejettent ou non certains aspects de la virilité (comme mettre des cravates, se couper les cheveux courts, marcher et regarder comme une brute…) ne change rien au fait qu’ils maintiennent leur pouvoir de classe tout au long de leur vie.
Bref, je m’étale… Tout ça pour dire que la démarche de Céline Sciamma, celle de se focaliser uniquement sur le travestissement, « la performance de genre » ne sort pas de nulle-part. De fait, l’approche de la réalisatrice, en tant que Lesbienne, est influencée par le milieu LGBT (réquisitionné par les hommes gays) d’où proviennent toutes les idéologies et pratiques queer qui ont totalement infiltré les milieux féministes, en particulier féministes lesbiens, dans le but de supplanter nos théories avec des concepts négationnistes « queer ». Une idéologie qui est délibérément déréalisante, dissociante, car elle nie les rapports d’oppression structurels et s’obnubile sur des stratégies de survie des opprimées imposées en amont par les hommes (donc qui ne noues libèrent pas, qui ne noues permettent pas de conscientiser notre oppression et au contraire continuent de noues enfermer dans le système hiérarchique des hommes).